Arbitrages ministériels : des reculs pour sauver l’essentiel

Jean-Pierre Véran
18 janvier 2025

Quelques pas en arrière bienvenus de la part de la nouvelle ministre ne peuvent cacher l’entêtement confirmé dans une politique des savoirs ségrégative, à l’origine d’inégalités dans les acquisitions et la réussite des élèves.

Les premiers arbitrages présentés par la ministre Elisabeth Borne marquent, à rebours de ses prédécesseures, un double recul par rapport aux mesures annoncées à l’occasion du choc des savoirs par M. Attal et aux mesures d’économies budgétaires préparées par l’éphémère premier ministre M. Barnier. On ne peut que se réjouir de voir la ministre renoncer à instaurer un examen d’entrée au lycée en faisant du brevet une épreuve couperet, et annoncer le renoncement aux 4000 suppressions de postes prévues en 2025, « un choix fort », qui, selon ses propres termes « reflète notre ambition de réduire les inégalités entre les élèves et les territoires »[1].

Pour être  « forts », ces choix ne sauraient effacer que rien ne change sur le fond de la politique des savoirs menée par les différents ministres depuis 2017. « A la rentrée 2025, nous intensifierons également nos efforts en faveur de l’apprentissage des fondamentaux, pour élever le niveau des élèves. »

Une nouvelle fois, « l’apprentissage renforcé des fondamentaux » est donné comme la garantie permettant d‘« élever le niveau des élèves ».

Ces fondamentaux ne sont ni discutables ni discutés : en se référant à une mythologie inventée de toute pièce, celle de l’école républicaine du « lire, écrire et compter », on réduit les ambitions d’apprentissage à deux matières scolaires, le français et les mathématiques, qui se taillent depuis longtemps la part du lion dans les heures d’enseignement et de soutien, sans que pour autant « le niveau » des élèves augmente. C’est refuser de voir que donner plus d’heures d’enseignement dans les matières où les élèves sont fragiles ne résout pas la difficulté, comme de reconnaître que l’on lit, écrit, s’exprime et compte dans d’autres matières que le français et les mathématiques. C’est donner le sentiment que, si on ne réussit pas dans ces deux disciplines scolaires, la réussite est quasi hors de portée.

La question du niveau des élèves, comme on a pu le voir récemment dans la dernière livraison des Carnets rouges[2]cache, derrière une apparente évidence, une véritable imposture. Plutôt que de parler du niveau, et de sa baisse tendancielle, ne devrait-on pas plutôt s’intéresser aux acquisitions des élèves, et à l’inégale répartition de ces acquisitions ?

Pourquoi ces acquisitions sont-elles inégales ? Pour la ministre, les inégalités peuvent provenir des élèves eux-mêmes (les bons d’un côté, les mauvais de l’autre) et des territoires (quartiers privilégiés vs quartiers prioritaires). En aucun cas n’est envisagé que ces inégalités proviennent des choix faits dans le cadre d’une politique des savoirs qui, comme si cela allait de soi, ne retient pour ce qu’on enseigne aux élèves et ce qu’on évalue pour déterminer leur niveau, qu’un nombre limité de disciplines scolaires, une part essentielle de leur formation, prescrite ou non, échappant à cette évaluation. Sont donc particulièrement avantagé(e)s par cette politique des savoirs résolue celles et ceux qui, chez elles et eux, baignent dans une culture académique partagée. Les autres ? Eh bien, qu’elles et ils travaillent davantage leurs “fondamentaux”, et que, très vite, on leur dessine une orientation vers des formations alternatives à la voie royale de l’enseignement général.

Cette réalité-là, Mme Borne, pas plus que celles et ceux qui l’ont précédée à son poste ministériel, ne veut pas la voir. On peut bien renoncer à un examen couperet d’entrée au lycée tant qu’on ne touche pas à la compétition scolaire fondée exclusivement sur des enseignements généraux.

Une autre politique est possible. Le CICUR en a dessiné les lignes de force en 2024 dans le Manifeste pour le Collège, il y revient en 2025 avec Oser une école commune : savoir et agir pour faire société.

Si la ministre voulait vraiment « réduire les inégalités entre les élèves et les territoires », il faudrait mettre en débat la politique des savoirs. Mais pourquoi le ferait-elle ? La force de la politique des savoirs actuellement menée, c’est qu’elle impose à toutes et à tous un mètre étalon de la réussite scolaire qui ne convient qu’à certains et pas à tous, sans que son injustice fondamentale soit manifeste, tant elle a formaté les esprits de génération en génération. Le véritable « choc des savoirs » serait d’entrer, comme nous y invite le CICUR, dans la boîte noire de cette politique des savoirs.

Ce texte est une version remaniée du billet publié sur le blog de l’auteur.

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[1] https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/01/17/les-premiers-choix-d-elisabeth-borne-pour-l-education-nationale_6502664_3224.html

[2] https://carnetsrouges.fr/numeros/carnets-rouges-n32-octobre-2024/ Voir notre compte rendu.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
CICUR (23 janvier 2025). Arbitrages ministériels : des reculs pour sauver l’essentiel. Interpellation curriculum. Consulté le 15 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/135b3


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